L’Europe se déciderait-elle – enfin – à jouer son rôle de protectrice des Européens ? On a déjà souligné la révolution intellectuelle – et pratique – symbolisée par la proposition franco-allemande d’emprunt commun, en discussion dans les instances de l’Union, qui annonce une plus grande solidarité financière entre les pays membres. Voici que deux commissaires européens, Margrethe Vestager, déjà distinguée par sa fermeté envers les Gafa, et Thierry Breton, ancien ministre de Jacques Chirac, proposent de mieux protéger l’industrie européenne contre la concurrence déloyale de firmes extra-européennes (chinoises en particulier) ultra-subventionnées par leurs gouvernements et qui viennent se tailler des parts de marché dans les pays de l’Union.
«Il faut arrêter d’être naïfs», dit Thierry Breton, cité par le Monde. Le commissaire à la politique industrielle veut mettre en place des outils légaux assurant que la compétition se déroule à armes égales (les entreprises européennes sont en principe interdites de subventions, non les autres). Rien n’est encore fait, mais les deux commissaires souhaitent qu’une directive européenne soit promulguée l’année prochaine.
Les autorités européennes s’inquiètent tout autant des firmes «stratégiques» qui pourraient passer sous le contrôle de multinationales non européennes. Les industriels français, au même moment, réfléchissent à l’introduction d’une «taxe carbone» à l’entrée sur le continent, qui cadrerait avec le «green deal» promu par la Commission. Bref, l’Union commence à comprendre que la simple constitution d’un «grand marché ne suffit pas à assurer la prospérité du continent si des nations concurrentes usent de moyens déloyaux.
Protectionnisme ? Pas exactement : on rejoint en fait la notion du «juste échange» mise en avant depuis longtemps par plusieurs forces politiques, notamment au sein de la gauche européenne.
On passe surtout, par glissements successifs, de l’Europe-marché promue pendant des décennies par le courant libéral, à «l’Europe-puissance» jusque-là défendue principalement par la France et regardée avec scepticisme par ses partenaires. Le choc sanitaire provoqué par le coronavirus a mis en lumière la dangereuse dépendance du continent envers le marché mondial ; la crise économique déclenchée par le confinement général braque le projecteur sur la vulnérabilité des industries de l’Union. Autrement dit, on comprend peu à peu qu’une Europe conçue comme un instrument servile du libéralisme ne protège pas ses membres et encore moins les peuples. Tout arrive…
Et aussi
Le Figaro retransmet, en direct et en intégralité, la messe funéraire organisée en hommage à Jean Raspail, décédé il y a quelques jours. Simple geste de respect envers un écrivain que le journal a régulièrement encensé, dira-t-on. Pas seulement. Les qualités de style de Raspail et sa personnalité originale – il s’était intitulé consul général de Patagonie et défendait avec constance certains «peuples premiers», dans le Grand Sud ou le Grand Nord – ne sont pas seules en cause. Royaliste assumé, lié au Front national à travers une association dévouée à Jeanne d’Arc, Raspail était une idole pour l’extrême droite, qui tient son livre le plus connu le Camp des saints, pour une œuvre essentielle. Raspail y imaginait le débarquement sur la Côte d’Azur d’un million de réfugiés indiens qui parvenaient à submerger la population française : une anticipation du «grand remplacement» agité comme un épouvantail par toute la droite xénophobe. Livre «prophétique», selon le mot de Marine Le Pen. Ainsi l’organe central de la bourgeoisie française, à la faveur d’un enterrement, jette un nouveau pont entre elle et le nationalisme identitaire. Signal faible, certes. Mais signal tout de même.