Démocratie Vivante – La science et la démocratie, premières victimes de l’infodémie

Posté le 6 juin 2020 à 13:11h dans Éducation – Santé – Écologie,
par Julien Richard-Thomson (pôle Médias) 25 avril 2020.
La pandémie du Covid 19 est accompagnée d’une épidémie d’infox (baptisée infodémie par l’OMS) et de réflexes irrationnels… La science et le rationalisme, mais aussi nos institutions démocratiques, seront-elles les victimes collatérales du coronavirus ?
Le monde est confronté à une situation à laquelle personne ne s’attendait, qui vient bousculer nos certitudes, qu’on soit femme ou homme politique, médecin ou simple citoyen.
Idéalement, cette crise extraordinaire et imprévue pourrait être une occasion de mettre à l’épreuve nos idées reçues, mais hélas, la panique et l’angoisse face à l’épidémie sont plutôt de nature à conforter les a priori. Ainsi, elle renforce l’idéologie et le populisme voire le conspirationnisme, au détriment de la connaissance et de la science.
En Europe, il faut bien le dire, nous avions un peu oublié les risques d’épidémie. La grippe H1N1 avait été ressentie comme une fausse alerte, et peu de gens s’intéressaient vraiment aux propos des scientifiques qui s’alarmaient d’une possible résurgence d’épidémies (du fait notamment du réchauffement climatique, des menaces pesant sur la biodiversité et les écosystèmes, en tenant compte de l’essor de la mondialisation et des échanges internationaux). En quelques mois, le Covid 19 chamboule radicalement la face du monde, les économies mondiales sont mises à genoux. L’Europe, les USA et les autres puissances redécouvrent qu’elles sont vulnérables.
Fort logiquement, la population attend une gestion de crise efficace de la part des pouvoirs publics, et surtout des réponses claires de la part des scientifiques : un traitement, un vaccin, des consignes sanitaires… Mais rien ne se passe comme attendu.
Nous sommes au XXI eme siècle et les dirigeants politiques comme les chercheurs et médecins paraissent démunis face à un virus inconnu, qualifié de « vacherie » par un éminent responsable sanitaire français. Quand un Président et un Premier Ministre avouent humblement à la télévision qu’ils ne savent pas répondre à certaines questions, qu’ils s’en remettent aux avis des scientifiques, qui eux- mêmes reconnaissent qu’ils ne détiennent pas encore toutes les clés pour percer l’énigme coronavirus, les citoyens sont ébranlés. La défiance progresse. Quand certains dénoncent l’incompétence de nos dirigeants, d’autres voient plutôt du mensonge et de la dissimulation. Pour ces derniers, impossible que les puissants de ce monde n’aient pas tout planifié, tout organisé.
On le sait, nos cerveaux – comme la Nature – ont horreur du vide, l’absence d’explication est donc intolérable. « Il n’y a jamais de hasard » dit-on… Pourtant le hasard tient une grande place dans l’histoire du monde, y compris dans la propagation d’un virus. Le Covid ravage l’Est de la France mais pas la Bretagne, il tue à Mulhouse mais pas à Nice… Un repas de famille, le parcours d’un voyageur, peut amener le virus dans une ville. Mais personne n’aime penser que notre destinée est due, en partie, au hasard. Il faut des raisons et il faut des coupables. Une partie croissante de la population opte donc pour une lecture conspirationniste de cette épidémie, selon laquelle les gouvernants en savent bien plus qu’ils ne le disent. Avec deux théories. Selon la première, cette épidémie est involontaire (qu’il s’agisse d’un virus naturel ou d’une création des labos chinois qui a fuité, bref une « bavure »), afin de sauver l’économie et les intérêts des élites, les gouvernants sacrifient la santé et la vie de la population, forcée de continuer à travailler. Selon la seconde, l’épidémie est volontaire, elle a pour objectif la réduction de la population mondiale, au moyen d’un génocide déguisé en épidémie naturelle.
A l’appui de ces deux grandes thèses, des centaines d’infox fabriquées pour des raisons politiques ou commerciales (nous ne devons jamais oublier que les vidéos monétisées sur youtube représentent un vrai biseness…) et relayées massivement sur internet, soit par des militants extrémistes très mobilisés, soit par des internautes lambda – souvent électeurs des partis d’extrême-gauche ou d’extrême-droite – scandalisés par ces « révélations ».
Ainsi, dès le début de la crise, il a circulé en France différentes fake-news diffamatoires sur Agnès Buzyn, l’ex-ministre de la santé, et son mari, accusés d’avoir caché des informations ou même comploté afin de tirer bénéfice financier de la pandémie. Décrédibiliser les dirigeants et les faire passer pour des « ennemis du peuple » est une constante du conspirationnisme. Une autre infox tenace s’est propagée, selon laquelle le gouvernement aurait autorisé l’euthanasie des victimes du coronavirus. Un décret du 28 mars rendrait légale l’utilisation du Rivotril pour tuer les malades et ainsi, faire des économies. L’infox est diffusée notamment par des élus du Rassemblement National, mais aussi par des militants des partis populistes de gauche ou de droite. En vérité, l’euthanasie demeure illégale. Le Rivotril est un sédatif déjà utilisé à l’hôpital, qui permet de diminuer les souffrances des malades en détresse respiratoire. Le décret étend sa délivrance en dehors de l’hôpital (par exemple en Ehpad). Le Rivotril peut en effet servir dans le cadre de soins palliatifs, quand une hospitalisation en réanimation est médicalement inenvisageable pour des malades en fin de vie. Au-delà de ces infox franco-françaises, citons des fake news plus internationales, comme ces articles de blogs liant la pandémie au développement de la 5G, fausses cartographies à l’appui. Mais l’infox la plus partagée concerne, sans surprise, les vaccins. Bill Gates est la principale cible de dizaines de vidéos de « révélations » plus farfelues les unes que les autres, qui l’accusent d’avoir programmé la pandémie. Le milliardaire avait en effet déjà évoqué le risque pandémique dans des conférences, il y a plusieurs années : une occasion, pour les complotistes, de semer le doute dans les esprits crédules… La rumeur évoque aussi sa volonté de contrôler l’Humanité entière en profitant de l’administration forcée d’un vaccin pour pucer la population et ainsi, la géolocaliser et la maintenir asservie. En vérité, si Bill Gates finance bien des recherches médicales pour la vaccination, aucune géolocalisation des Humains via une puce implantée sous la peau n’est à l’ordre du jour. D’autres évoquent carrément une volonté d’éradiquer la population, par injection d’un vaccin mortel.
L’angoisse et la colère générées par cette crise sans précédent favorisent évidemment la résurgence de ces fantasmes paranoïaques. Les infox sont justement fabriquées pour cela, donner du carburant à nos indignations. Elles sont formatées pour provoquer une émotion immédiate et valider nos pires craintes, conforter nos plus sombres soupçons.
Difficile d’être rassurés par des scientifiques et des politiques qui avouent que le virus apporte chaque jour plus de questions que de réponses. La tentation est alors grande de placer son espoir et sa confiance dans des hommes providentiels rassurants. A Marseille, un professeur annonce avoir trouvé le remède contre la pandémie. Il rassure, en proclamant que le virus aura bientôt disparu. Il se fait bien entendre et comprendre, par une communication directe via les réseaux sociaux ou youtube. Ses confrères sont sceptiques, car le professeur fait peu de cas de la méthodologie scientifique et de la déontologie. Il n’en faut pas davantage pour que le professeur iconoclaste passe immédiatement pour un génie, un martyr et un sauveur. Pour toute une partie de la population (celle qui ne vote plus, ou vote aux extrêmes) il devient en quelques jours, à la fois le génie incompris et le défenseur du peuple, face aux méchants industriels de Big Pharma, aux politiques cyniques et aux médecins incompétents. Sur les réseaux sociaux, le Professeur marseillais devient une icône, une star, quasiment un Dieu pour certains. Il personnifie le clivage entre « le bon peuple » et « les élites nocives ». Et qu’importe si bon nombre de ses prédictions se révèlent fausses, car alors il en annonce d’autres, toutes aussi riches d’espoirs…
Ces phénomènes de crédulité sont évidemment renforcés par le confinement. Pendant des semaines, nous sommes contraints de vivre parmi nos proches avec comme seule fenêtre sur le monde (outre la télévision) internet et les réseaux sociaux. Or il a déjà été démontré que ces réseaux avaient tendance à nous enfermer dans des « bulles » et ainsi nous maintenir dans nos certitudes. Sur facebook ou sur twitter, chacun est un expert de tout et tient à le faire savoir à son cercle d’amis. On se regroupe par affinités, on s’offusque et on s’indigne dans des « groupes » où tout le monde est du même avis (c’est bien plus confortable que de devoir débattre et argumenter) On milite pour un médicament dont on ignorait l’existence quelques semaines auparavant, on se partage les vidéos choquantes, les articles racoleurs des blogs à scandales, les fake news prolifèrent…
La peur conduit les esprits à renoncer aux questionnements complexes, le danger immédiat fait primer le réflexe sur la réflexion. La période est donc idéale pour que les idéologies populistes, si simplistes, contaminent en profondeur la société. Elles fabriquent des héros, désignent des coupables, elles confortent et réconfortent.
Face à ces théories à la fois affolantes (qui captent donc l’attention) et rassurantes (qui donnent des explications simples), l’évocation de la réalité factuelle dans sa complexité et ses paradoxes, a moins d’atouts pour séduire.
Ainsi on aura beau observer que, pour la première fois dans l’Histoire, les Etats occidentaux ont préféré saborder leur économie afin de sauver la vie des personnes les plus fragiles, le cliché d’une société sacrifiant les vies humaines pour favoriser les profits de la haute finance sera préféré par une large partie de l’opinion que la pandémie va renforcer dans ses aprioris idéologiques.
Il ne faut pas croire que seuls les partisans du populisme façon Trump ou des théories complotistes seraient sujets à ces biais. D’autres catégories de l’opinion, ont paru faire preuve d’un certain manque de discernement, y compris les politiques, les médecins ou les commentateurs. Par exemple, l’idée reçue selon laquelle les populations occidentales, devenues individualistes et égoïstes, seraient incapables de la moindre discipline et de la plus élémentaire solidarité, a été démentie par le respect quasi-total du confinement et par les nombreuses initiatives d’entraide qui ont vu le jour. Pourtant, nombreux sont les commentateurs qui continuent à mettre en doute le civisme des citoyens. Les clichés sont tenaces.
A certains égards, la science elle-même a paru vaciller sur ses bases. Après avoir tenu des propos majoritairement rassurants jusqu’au mois de mars, les médecins se sont retrouvés frappés par la déferlante. Certains médecins éminents ont alors adopté une stratégie risquée, décidant de s’affranchir des règles élémentaires de prudence concernant l’administration de certains traitements non testés et supposés dangereux. Enfin, impossible de ne pas considérer les lacunes de la communication des dirigeants dans la gestion politique de la crise. Rares sont les pays où l’Etat n’a pas semblé dépassé par rapport à la progression du virus et aux besoins sanitaires urgents qu’elle provoquait.
En France par exemple, les paroles martiales du Président déclarant la guerre au virus n’ont pas forcément semblé en phase avec la réalité de la crise sanitaire telle que ressentie et vécue par la population, les malades et les soignants. Bref, les schémas et discours préconçus ont prévalu plus d’une fois sur la réalité des faits et événements observables. On a voulu fournir des réponses rapides, plus souvent par les discours que par les actes. Difficile pour les dirigeants politiques, attendus et réclamés de toutes parts, pressés de questions par les médias, de ne pas s’exprimer aux micros tendus. Au risque parfois d’une certaine cacophonie, de déclarations hasardeuses ou de formulations malheureuses, exploitées avec gourmandise par les franges populistes de l’opposition, qui misent sur ce virus mortel pour se refaire une santé électorale. Là encore, ceux qui caricaturent ont le beau rôle. Les voix qui polémiquent portent davantage que celles qui appellent à la raison ou à la modération.in
De sorte que la démocratie et la science, les seules sur lesquelles nos sociétés peuvent réellement compter pour nous sauver du naufrage, apparaissent provisoirement affaiblies par la tempête. La médecine finira par trouver un remède ou un vaccin, selon des méthodologies éprouvées qui à coup sûr, porteront leurs fruits… à plus ou moins long terme. Nos institutions doivent, quant à elles, permettre de maintenir la cohésion de la société, indispensable à la fois pour la relance de l’économie et pour garantir un débat démocratique qui devra tirer toutes les leçons de cette crise extraordinaire. Ce débat politique, dont beaucoup espèrent qu’il aboutisse à des changements salutaires pour l’Homme et la planète (ce fameux « monde d’après » tant espéré) devra se dérouler sans concessions ni tabous, avec également comme objectif de dissiper les mauvais fantasmes qui servent de carburant aux forces politiques les moins progressistes et les moins démocratiques