Madeleine Riffaud – Une grande dame !
Ex-franc-tireur et partisan, grand reporter de guerre et poète, Madeleine Riffaud est une sentinelle du passé, farouchement ancrée dans le présent.
Publié le 27 mai 2018 à 08h00
« Si j’ai besoin de quelque chose ? Oui, je veux bien une rose. Une seule. Et aussi, puisque vous insistez, une boîte de cigarillos. »Une rose, des cigares : le sésame, pour ouvrir la porte de Madeleine Riffaud, 93 ans. Dans son appartement du Marais, à Paris, l’ex-résistante, reporter de guerre et poétesse, est un peu piégée. Difficile pour elle de descendre les étages à pied, de marcher dans la rue sans vaciller. Surtout qu’elle n’y voit plus grand-chose. On a les bobos de son âge. Et ceux de sa vie. La sienne a été riche en précipices.Madeleine Riffaud, 93 ans, dans son appartement du Marais, à Paris.
(Annabelle Lourenço pour « l’Obs »)Sur son canapé sans âge, au milieu de ses plantes et de ses oiseaux, Madeleine, silhouette menue, longue natte et visage farouchement déterminé, fume. Elle aime bien, avec un petit verre de gin orange, en fin d’après-midi. « Ne l’appelez pas avant 16 heures », nous avait conseillé un ami. On pensait que c’était parce qu’elle faisait la sieste, comme souvent les vieilles dames, avant le thé et les petits gâteaux. Mais non. Madeleine émerge tard de ses nuits blanches, vers 13 heures.
« Une des séquelles des tortures de la Gestapo. Ils m’ont empêchée de dormir pendant des semaines. »
Elle a 20 ans quand elle est arrêtée pour avoir tué un officier allemand. Elle dirige alors un groupe de francs-tireurs et partisans. Il faut favoriser l’insurrection de Paris. Le mot d’ordre est : ‘A chacun son boche’. « J’étais la seule fille du groupe, c’était plus facile pour moi de m’approcher d’un soldat, sans éveiller l’attention. »
En ce beau dimanche ensoleillé, en jupe-culotte et cheveux flottants sur les épaules, Madeleine pédale, à la recherche de sa cible. Pont de Solférino, elle repère un officier qui regarde la Seine.
« J’ai attendu qu’il se retourne, je ne tire pas dans le dos. Il est mort sur le coup. »
Puis, devant les nombreux promeneurs, elle remonte sur son vélo. Un milicien français la prend en chasse, et la livre à la Gestapo.
Voilà comment on se flingue le sommeil pour toute une vie. Voilà comment on devient un symbole de la Résistance, malgré soi.
Une histoire racontée au scalpel
A la Libération, Madeleine Riffaud est décorée de la Croix de guerre avec palme. Depuis, elle a été sollicitée pour moult commémorations et décorations. Qu’elle a, pour la plupart, déclinées.
« Je refuse d’être un symbole, écrivez-le ! Je n’ai été qu’une petite fille rattrapée par l’histoire ».
Une histoire que la vieille dame, raconte au scalpel, voix vigoureuse, humour vif, mémoire implacable.
Un jour de 1941, à Amiens, alors que la jeune fille de 16 ans se dirige vers le domicile de ses parents instituteurs, des soldats allemands lui bloquent le chemin. « J’étais mignonne, avec ma jupette, ils ont voulu jouer avec moi, j’ai eu peur. » Un officier la libère avec un magistral coup de pied au derrière. »L’humiliation ! se souvient-elle. Je me suis dit, on ne peut pas les laisser là. »
Madeleine à 16 ans. (Photo DR)
Elle part la même année faire ses études de sage-femme à Paris, rejoint, en fait, un groupe des francs-tireurs et partisans. Elle devient agent de liaison, transporte du matériel, des messages… sous le pseudo de Rainer, parce qu’elle aime les poèmes de Rainer Maria Rilke, et qu’elle en écrit elle-même.
« Beaucoup de FTP mourraient, le turn-over était rapide. »
Son courage la distingue. Très vite, elle est propulsée à un poste de commandement. Dans une rue de Paris, une plaque rappelle aujourd’hui ce 23 août 1944 où, avec une poignée de « copains », comme elle dit, elle a réussi à stopper un train, et arrêter 80 Allemands. La plaque ne raconte pas la suite de l’histoire, celle de sa descente aux enfers.
Paris libéré, la combattante veut s’engager, comme ses hommes, sur les derniers fronts de l’Est. On le lui refuse.
« J’étais mineure, je n’avais pas l’autorisation de mes parents… et j’étais une fille ! Le malheur m’est tombé dessus avec le retour à la légalité. Je me suis retrouvée très seule. Je n’avais pas de métier, j’étais tuberculeuse. Tous les matins, je me demandais pourquoi j’étais en vie. J’avais des envies de suicide. »
Comment justifier sa vie ?
Comment vivre la paix, quand on vit avec la guerre à l’intérieur ? Comment justifier de sa vie ? Madeleine est une survivante multirécidiviste. Elle a survécu à ses copains FTP. Comme ce jeune violoniste, dont la photo trône sur son bureau. Elle a survécu à la Gestapo. Pendant un mois et demi dans « la maison de la mort », rue des Saussaies (Paris 8e).
« Ils ont essayé de me rendre folle. »
Après l’avoir torturée en vain pour qu’elle dénonce son réseau, ils en ont torturé d’autres, devant elle. Cette jeune fille dont ils ont cassé méthodiquement les bras et les jambes avec une barre de fer. Ce garçon « de 15/16 ans, le visage en sang, qui lui faisait signe de la tête ‘non’ : « Pour que je ne parle pas. » Elle entend encore cet officier qui lui susurrait à l’oreille » »Vous n’aimez pas les enfants ? ». « Les paroles, c’est ce qui reste le plus précisément en mémoire. » Madeleine a survécu. Elle devait être exécutée, le 5 août 44, avec deux autres femmes.
La veille, dans sa cellule de Fresnes, elle écrit ce poème :
« [...]
Sept pas de long
A ma cellule.
Et en largeur
Quatre petits” -
elle est murée , – plus de lumière ! –
La fenêtre de mon cachot.
Et la porte, elle est verrouillée. [...]
Sept pas de long
Et puis un mur :
Si durs, les murs…
Et la serrure !
Ils ont bien pu tordre mes mains
Je n’ai jamais livré vos noms
On doit me fusiller – Demain –
As-tu très peur, dis ? Oui ou non ?”
[...]
Les yeux bandés
Le mouchoir bleu
Le poing levé
Le grand adieu ! »
Sa mort est annoncée officiellement à la radio. In extremis, les Allemands changent d’avis. Le 15 août, elle est dans le dernier train pour Ravensbrück. Elle s’échappe grâce à l’aide de femmes qui veulent « sauver la petite ».
« Elles ne sont pas revenues du camp, je les ai recherchées longtemps. Ça m’a hanté. »
Mais dans la gare, les Allemands la repèrent. Retour à Fresnes. Trois jours après, c’est la Libération.
« La jeune fille poète qui a abattu un gradé allemand »
Une rencontre change sa vie. Madeleine participe au défilé du 11 novembre 1944. On la présente à Paul Eluard comme « la jeune fille poète qui a abattu un gradé allemand ». Il la regarde. « Ça ne va pas, toi. Montre-moi tes yeux. » Elle se met à pleurer. ll lui donne rendez-vous le lendemain matin. Elle y va, lui présente ses poèmes. « Vous savez écrire, vous allez en faire un métier », il publie un recueil de ses textes, « le Poing fermé », la présente à Picasso, qui fait son portrait, la pousse chez Aragon, qui dirige alors le quotidien « Ce soir ».
« Eluard a toujours été là pour moi. Quand il a perdu sa femme et qu’il allait très mal, il me demandait souvent d’aller lui acheter une rose. Une seule. Parce qu’il en suffit d’une. »
Cette même rose que Madeleine, 70 ans plus tard, continue de demander à ses visiteurs.
En 1958, avec Picasso à Vallauris. (Collection Madeleine Riffaud)
Madeleine s’est essayée à la vie « normale ». Brièvement. Elle s’est mariée avec Pierre Daix, un intellectuel communiste rencontré au sanatorium. Un rescapé des camps. « Il me racontait Mauthausen, je lui racontais la rue des Saussaies. On a mélangé nos enfers. Ça ne porte pas à l’érotisme. » Une petite fille est née. « J’étais heureuse, mais je lui ai transmis ma tuberculose. L’hôpital m’a fait comprendre que je n’étais pas compétente. » Dans sa tête, cette phrase du SS résonne « Madame, vous n’aimez pas les enfants »… La tentative de vie normale se brise. Le couple divorce. Madeleine fuit sa maternité. « Vous êtes en état paradoxal, lui a expliqué un psychiatre. Vous avez besoin d’être dans des situations extrêmes. » Elle devient donc correspondante de guerre.
Elle est de tous les combats
Au Cambodge, au Vietnam, en Algérie, la reporter trompe-la-mort, à la longue natte brune, est de tous les combats, en immersion, là où la plupart des journalistes ne s’aventurent pas, là où elle se sent vivante et utile, au plus près de la population et des soldats. Les corps tombent autour d’elle. Pas elle. Survivante, encore. Dans les colonnes de « La vie ouvrière », en 1952, elle est une des premières journalistes françaises à dénoncer la torture :
« Des Algériens se faisaient torturer rue des Saussaies, là même où je l’avais été ! ll m’était insupportable que mon propre pays fasse ça ! »
A Bizerte, avec des enfants algériens réfugiés. (Collection Madeleine Riffaud)
Pour ses reportages en Algérie, où elle entre clandestinement, elle signe de son pseudo de FTP, « Rainer ». Mais l’OAS la démasque. En juillet 1962, à Oran, un gros camion fonce frontalement sur sa petite traction avant. Coma, fractures multiples, main broyée. Rainer est cachée dans un hôpital pendant trois jours, exfiltrée in extremis. Survivante, toujours. Elle en rit.
Le rossignol chante dans le salon. « Si je ne vous aimais pas, il ne chanterait pas », nous dit-elle. On a de la chance, parce qu’elle n’est pas commode, Madeleine, avec ceux qu’elle n’aime pas. « C’est surtout avec les femmes que j’ai du mal, en général. » On regarde son frêle poignet cabossé, dont elle cache les stigmates avec un gros bracelet kabyle. On regarde son corps si menu, et on se demande comment il a pu encaisser une violence si grande.
L’amour de sa vie
Ce corps, qui a connu l’amour, aussi. Mais contrarié, forcément. Parmi les photos, chez Madeleine, celle d’un homme revient souvent. Nguyen Dinh Thi. Berlin, 1951. Lors d’une rencontre internationale des jeunes pour la paix, le jeune – « et beau ! » – vietnamien, vient voir la délégation française et leur demande : « Est-ce que vous savez si Madeleine Riffaud a écrit d’autres poèmes avant d’être fusillée, que ceux publiés par Eluard ? » Elle en rit encore :
« Il me croyait morte, alors que j’étais là, à Berlin ! »
Avec l’amour de sa vie, le poète vietnamien Nguyen Dinh Thi. (Collection Madeleine Riffaud).
Le coup de foudre durera 50 ans. Lui vit au Vietnam. Elle, en France. On fait plus simple. Elle le retrouve quand elle couvre les combats. Et s’installe même avec lui, alors qu’il est l’équivalent de ministre de la Culture. Le couple mixte, glamour, médiatique, dérange. Hô Chin Minh, qui aime pourtant bien Madeleine lui demande de quitter le pays. Leur belle histoire se poursuivra, à distance. Les poèmes que Nguyen Dinh Thi lui dédie tout au long de sa vie ont fait d’elle une icône là-bas. La voix de la vieille dame, si impérieuse quand elle raconte la guerre, devient hésitante : « Il était l’amour de ma vie. Il est mort en 2003. » Encore un.
Hô Chin Minh, qui aime pourtant bien Madeleine, lui demande de quitter le pays.
(Collection Madeleine Riffaud)
Longtemps, Madeleine s’est tue. « En 1994, tout le monde s’excitait sur les 50 ans de la Libération de Paris. Aubrac (1) m’a dit :
‘Tu n’a plus le droit de te taire, au nom des copains fusillés, tu dois raconter ! ‘ Moi, ça m’embêtait un peu de ressasser tout ça. Finalement, j’ai passé dix ans à faire des conférences ! Ça a donné un sens à ma vie. J’ai réalisé que j’avais un devoir de mémoire. »
Aujourd’hui encore, la conteuse ouvre sa porte à tous ceux qui le demandent, lycéens, chercheurs, documentaristes… Son devoir lui paraît d’autant plus fort qu’elle s’inquiète de l’époque : « Les gens qui ont fait de la résistance comme moi sentent avec acuité une ambiance similaire à celle de l’avant-guerre. Cet antisémitisme qui monte, c’est très inquiétant. Et cet extrémisme »…
Madeleine n’habite pas loin du Bataclan. Elle a entendu les bruits de mitraillettes, elle les a tout de suite reconnus. Dans les heures qui ont suivi, elle a reçu des coups de téléphone de jeunes, qui lui ont demandé : « Comment résister ? ». Elle leur a répondu « On a inventé en 40, c’est à vous d’inventer aujourd’hui ! » « On fait des commémorations, mais bon sang de bon sang où est l’esprit de résistance? Les juifs oublient qu’ils ont été des résistants. La moitié de l’état-major de De Gaulle était juifs, mes copains Vercors et Aubrac étaient juifs. Ce n’était pas des victimes ! »
Le corps se venge
La résistance aujourd’hui, pour Madeleine, c’est aussi « être vieux et malade dans un monde qui s’en fout ». Les traumatismes d’antan ressurgissent avec l’âge. Le corps a une mémoire et se venge. La main broyée ne veut plus rien porter. La cornée abîmée la rend aveugle. L’oreille interne torturée lui donne des vertiges, les jambes lâchent et les os cassent… Elle le constate sans pathos. Avec humour. « Ne me transformez surtout pas en victime ! »
Résister, c’est continuer à vivre chez elle, dormir sur ce canapé « qui est mon Waterloo à moi, le lit de ma défaite » parce qu’elle ne peut plus monter dans son vrai lit, à l’étage. Marcher sans canne blanche, se faire lire des livres. Vivre de sa petite pension, 1.200 euros par mois. « J’ai tout vendu, je vis dans du moche. Et ces cons du syndic qui demandent 30.000 euros pour ravaler la façade ! »
Résister, c’est appeler « les copains », tous les après-midi et jusqu’à point d’heure le soir. Fumer ses cigarillos, boire un gin, respirer sa rose. Et avoir des projets, toujours. Une BD, un documentaire (2) « J’aimerais avoir encore un an à vivre, pour finir. » A 93 ans, Madeleine dit qu’elle a peur de la mort. La preuve qu’elle est guérie.
Emmanuelle Anizon
(1) Raymond Aubrac
(2 )Une BD dessinée par Jean-David Morvan ; « les 7 Vies de Madeleine Riffaud », documentaire de Jorge Amat.
A voir : « Les Trois Guerres de Madeleine Riffaud », de Philippe Rostan.
A lire : « On l’appelait Rainer », Julliard.
Madeleine Riffaud interviendra le 2 juin au colloque « Résistances au féminin », 1 rue de Sully 75004 Paris.
Madeleine Ruffaud, magnifique dame que j’ai découverte non pas en France-mon grand-père qui avait été résistant ne m’en a jamais parlé-, mais en vivant au Vietnam, par Madame Thanh,une autre dame âgée (qui est ma mère de cœur), toujours joyeuse et active, ne manquant jamais sa gymnastique à 5h du matin, elle qui a lutté dès l’âge de 13 ans pour libérer son pays du joug des Français, s’est mariée dans le maquis, a été arrêtée dès les premières manifestations contre les Américains et emprisonnée quinze années dont sept dans les cages à tigre du bagne de Poulo-Condor, partageant un fruit avec quatre autres détenues, recevant de la chaux vive sur la tête, me disant « Je n’ai jamais salué le drapeau ennemi, même si on me battait ». Madeleine et Thanh, deux grandes dames !
Bjr, j’aimerais avoir un contact avec Madeleine Riffaud qui me fascine de son héroïsme hors du commun
Bonjour.
Je crains de ne pas pouvoir vous aider… Vous pouvez peu-être essayer d’établir le contact via son éditeur ?
Cordialement.
Bonsoir
Professeur des écoles, j ai fait découvrir Madeleine Riffaud à mes élèves de CM2. Depuis, très admiratifs et fascinés, ils me sollicitent pour lui écrire. Existe t il un mail, une boite postale, un contact ? Merci
Désolé, mais je crains de ne pas pouvoir vous aider : je n’ai pas les informations demandées. Vous pouvez peut-être essayer via son éditeur ou le quotidien L’Humanité…
Cordialement